Petit essai, mais idées puissantes ! Je n’avais encore jamais lu de livres de Françoise Vergès, militante antiraciste et féministe de l’île de la Réunion, mais je l’avais déjà entendue parler dans un épisode du Bookclub.
Un féminisme décolonial a été une lecture à la fois fastidieuse puisque je n’étais pas familière avec toutes les notions développées ; et limpide puisque l’autrice m’a ouvert les yeux sur plusieurs points.
J’ai pris des notes au fur et à mesure que je lisais, ma chronique va donc dans ce sens. Je vais essayer d’en développer les notions principales.
Françoise Vergès définit le féminisme décolonial comme opposé au féminisme civilisationnel (ou fémo-nationalisme, ou féminisme institutionnel, ou féminisme mainstream).
Le féminisme décolonial exige la destruction du sexisme, du capitalisme, du racisme et de l’impérialisme.
Le féminisme civilisationnel agit en complice de l’Etat, reproducteur du sexisme, capitalisme, racisme et impérialisme de manière systémique. Françoise Vergès cite notamment l’exemple du port du voile, brandit par les féministes des années 60/70 comme symbole oppressif des femmes musulmanes, dont l’argumentaire a ensuite été repris par l’Etat (loi sur la laïcité) qui contrôle désormais comment les femmes doivent s’habiller (ni trop, ni pas assez).
Françoise Vergès précise que ce mouvement féministe est imprégné de « colonialité », c’est-à-dire des restants sociologiques, économiques et idéologiques du colonialisme.
Ce n’est pas parce que la colonisation est terminée sur le papier que c’est aussi terminé dans les faits, au contraire.
En France, il y a un déni du passé colonial : on fait comme s’il ne s’était jamais rien passé, et comme s’il n’y avais pas de conséquences encore aujourd’hui. Or, il n’y a qu’à observer la manière dont le gouvernement français gère les territoires d’Outre-Mer pour comprendre qu’il y a un gros problème (je pense notamment à l’utilisation du chlordécone aux Antilles, qui provoque pollution massive et contamination mortelle de la population locale !)
En faisant sienne la fiction selon laquelle le colonialisme a pris fin en 1962, le féminisme s’est leurré sur l’existence d’un vaste territoire « ultramarin » issu de la période esclavagiste et post-esclavagiste comme de la présence en France de femmes racisées. Il devient alors complice des nouvelles formes du capitalisme et de l’impérialisme, demeure silencieux sur les interventions armées de la France dans ses anciennes colonies du continent africain comme sur les nouvelles formes de colonialité et de racisme d’Etat dans les « outre-mer » et en France.
Ce n’est pas seulement la société actuelle qui est raciste, l’écriture de l’histoire l’est aussi.
Françoise Vergès dénonce que les pays européens se sont appropriés les savoirs et la culture des peuples colonisés. L’histoire n’est écrite que du point de vue des européens, qui a imposé son modèle sociétal aux pays colonisés.
Même dans les luttes féministes et l’histoire du féminisme français, on occulte la contribution des territoires d’Outre-Mer : des figures de la lutte féministe de ces territoires ont été effacées de l’histoire commune, pour ne laisser que les féministes blanches et leurs problématiques en tête d’affiche. Personnellement, en lisant ces lignes, je me suis interrogée : il s’avère que non, je ne connais aucune militante des territoires d’Outre-Mer.
Les seules femmes militantes racisées qui accèdent au devant de la scène féministe sont celles dont on a édulcoré le récit, pour les rendre plus acceptables. Rosa Parks est citée en exemple : dans l’imaginaire collectif, elle est présentée comme une gentille dame noire qui a refusé de s’asseoir au fond du bus pour protester. Ce qu’on omet de dire, c’est que c’était une action orchestrée par un groupe de militantes radicales, et que Rosa Parks a fait bien plus que ça dans sa vie.
Coretta Scott King quant à elle, a été réduite à son statut d’épouse de (Martin Luther King) alors qu’elle militait activement contre la guerre du Vietnam.
D’ailleurs, chose que je ne savais pas dans la lutte pour les droits des femmes, on omet de dire que les femmes avait un droit, du fait de leur blanchité, à l’époque de l’esclavage : celui de la propriété humaine. Une des plus grandes esclavagiste de l’île de la Réunion était une femme blanche.
J’ai été choquée d’apprendre qu’Hubertine Auclert, qu’on célèbre pour son combat pour le droit de vote, basait son argumentation sur du racisme.
La dernière partie du livre se penche sur la question du travail du care et du travail domestique, effectué en majorité écrasante par les femmes racisées et précaires.
Le travail séculaire des femmes – le travail de « nettoyage »- est indispensable à la perpétuation de la société patriarcale et capitaliste, mais en France il faut intégrer à son histoire le travail de soin et de nettoayge assigné aux femmes noires esclaves et domestiques, puis aux femmes colonisées, et aujourd’hui aux femmes racisées françaises ou d’origine étrangère. Elles donnent un nouveau contenu aux droits des femmes. Elles articulent ce que peut être le droit à l’existence dans un monde où les droits ont en partie été conçus pour exclure. Pour les féministes décoloniales, l’analyse du travail de nettoyage et de soin dans les configurations actuelles du capitalisme racial et du féminisme civilisationnel est une tâche de premier ordre. »
Françoise Vergès dénonce également l’hypocrisie des femmes blanches envers celles qu’elle appelle les femmes du Sud global : la libération des premières repose sur l’exploitation des secondes, qui ont endossé le travail du care et le travail domestique à leur place.
L’autrice pointe du doigt le fait que ce travail était perçu comme ingrat et indigne pour les femmes blanches, mais il représente l’autonomisation et la libération pour les femmes du Sud… ça fait grincer des dents.
Bref, vous l’aurez compris, Un féminisme décolonial déconstruit quantité de choses et montre que nous vivons dans une société qui perpétue du racisme et du sexisme, tout en niant complètement son implication directe et systémique. A lire absolument !
En guise d’introduction ou de complément de ce livre, je vous conseille également l’écoute des épisodes On ne naît pas blanc·he et Sous-traitance, maltraitance à l’Ibis Batignolle de Kiffe ta race.
Bonne chronique ! Je l’ai dans ma PAL mais pas encore lu.
Sinon, si le sujet des féministes racistes de l’époque t’intéresse, il y a le livre « Les féministes blanches et l’empire » aux mêmes éditions qui le développe.
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Oui merci ! Il est dans ma PAL justement, je le lirai prochainement parce que je pense qu’il y a encore plein de concepts qui vont me retourner le cerveau ^^ Tu l’as chroniqué sur ton blog ?
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Non, j’aimerais bien le relire pour ça avant. Je crois que ma lecture date de 2013 ou 2014…
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Ses réflexions ont l’air intéressante pour nous ouvrir les yeux sur l’intersectionnalité entre sexisme et racisme !
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